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novembre 2023

Dans les pas de Siya Kolisi, capitaine de l’Afrique du Sud

En exclusivité

Dans les pas de Siya Kolisi, capitaine de l’Afrique du Sud

Photo Laurent Theillet / Sud Ouest

Par Claire Bargelès, à Johannesbourg

Son enfance difficile dans un quartier pauvre du sud du pays n’a pas empêché le troisième ligne de devenir le premier capitaine noir des Springboks, de remporter une Coupe du monde et d’accomplir le rêve de Mandela, dans un pays où le ballon ovale a toujours eu une dimension politique et un caractère d’exclusion

Le 13 août 2022, un peu avant 17 heures. Ellis Park est en ébullition. Dans les travées du stade de Johannesbourg, ce même stade qui avait accueilli la finale de la Coupe du monde en 1995, les spectateurs cherchent leur siège dans une odeur de bière et de viande grillée. Ils savourent de pouvoir à nouveau applaudir les champions du monde en titre, après deux ans de pandémie. Le premier affrontement de cette nouvelle saison du Rugby Championship, remporté contre les All Blacks 26 à 10 le 6 août, met la foule en confiance.

Une semaine après, Les Springboks jouent à guichets fermés, et, parmi les quelque 60 000 supporteurs réunis, rares sont ceux qui n’ont pas revêtu le maillot vert orné d’une antilope jaune bondissante. Alors que le coup d’envoi approche, un vrombissement secoue le stade : un avion de Flysafair vient de survoler au plus près les tribunes, comme en 1995, afin de célébrer cette rencontre entre les deux poids lourds du rugby mondial.

Les Néo-Zélandais attendent l’entrée sur le terrain de la seule équipe qui, comme eux, ait remporté le trophée Webb Ellis à trois reprises. Le Springbok Frans Malherbe foule le gazon seul, comme le veut la tradition lorsqu’un joueur honore sa 50e sélection. Il est suivi de guerriers zoulous venus faire le show. Puis le reste de l’équipe le rejoint sous les cris enthousiastes de la foule. L’hymne sud-africain en cinq langues résonne jusque dans les rues adjacentes du centre-ville de Johannesbourg, la partie en afrikaans toujours un peu plus fort que les autres, à l’image de la composition du public.

Bandeau blanc sur le front, Siya Kolisi s’apprête à mener le combat à la tête de ce groupe qu’il connaît bien, puisqu’il n’a guère changé depuis la victoire à Yokohama, en 2019, en finale de la dernière Coupe du monde. Le capitaine de 31 ans, les bras tatoués, en impose avec son 1,88 m et ses quelque 100 kilos. Le regard est sérieux et concentré, alors que les All Blacks se mettent en formation pour le haka, dans une version « ka mate ». De quoi faire remonter les souvenirs du petit garçon de 4 ans qui regardait cette même chorégraphie en 1995 depuis le township de Zwide. Mais désormais l’homme est sur le terrain, rempart sud-africain devant les assauts adverses, troisième ligne efficace au placage et en mêlée, et symbole pour toute une nation, alors qu’une génération auparavant il aurait été impensable qu’un joueur noir puisse occuper ce poste. Il porte dans son dos le numéro 6, le même que portait François Pienaar lors de la première finale post-apartheid remportée contre les Blacks de Jonah Lomu sur cette pelouse. Ce même numéro qui ornait aussi le dos de Nelson Mandela venu remettre le trophée pour faire de ce sport un outil de la réconciliation et de l’unité après des années de boycott international, même si un seul joueur de couleur avait été sélectionné au sein de l’équipe.

Cette fois-ci, les Boks n’obtiendront pas le résultat espéré, s’inclinant 23-35 contre des Néo-Zélandais qui jouaient leur survie. « Nous avons manqué une occasion », regrettera le capitaine, déçu, à l’issue du match. « Mais on ne peut pas garder la tête basse trop longtemps », ajoute celui qui a les ressources pour faire face à l’adversité.

UN PARCOURS QUI N’AVAIT RIEN D’ÉVIDENT

Car il lui en a fallu, des matchs perdus et des déceptions, pour arriver au sommet du rugby sud-africain. Il y avait bien quelques signes, comme le fait que son grand-père et son père avaient eux-mêmes tâté du ballon ovale, ou que sa première équipe portait déjà les mêmes couleurs vert et or que les Springboks, mais son parcours n’avait rien d’évident. Tout a commencé dans le sud du pays, dans la province du Cap-Oriental, terre de l’ethnie Xhosa, sur un terrain rustique du township de Zwide. Une zone où ont été reléguées les populations noires sous l’apartheid, déplacées de force du centre de Port Elizabeth. Comme maigre tentative de réparation des torts commis, la cinquième ville du pays a désormais été renommée Gqeberha par les autorités locales, qui entreprennent de se distancier de l’héritage colonial. C’est sur la pelouse chétive du stade Dan Qeqe que Siya Kolisi a entamé son parcours, un stade au nom prémonitoire, puisqu’il rend hommage à un passionné du ballon ovale qui s’est battu pour un sport non racial.  

Contrairement aux idées reçues, la culture du rugby n’est pas nouvelle au sein de la communauté noire de la région. La ségrégation, qui a atteint son apogée sous le régime de l’apartheid (1948-1994), et l’invisibilisation des sportifs noirs durant cette période ont fait oublier que le ballon ovale a su captiver toutes les franges de la population, et cela dès la fin du XIXe siècle. « Les sports coloniaux dans le Cap-Oriental, soit le rugby et le cricket, étaient importants dans le processus d’assimilation et de mobilisation », détaille Jonty Winch, auteur de « World Champions : The Story of South African Rugby ». Le « mboxo », soit la « chose qui n’est pas ronde » en langue locale xhosa, était très pratiqué « dans les écoles missionnaires », poursuit-il, des établissements qui offraient « une éducation fondée sur le modèle anglais et étaient un terrain d’entraînement pour les sportifs noirs ».

1 : Survivre à Zwide

C’est sur ce terreau fertile que Siyamthanda (qui se traduit par « nous l’aimons ») a vu le jour, le 16 juin 1991. Une date extrêmement symbolique puisqu’elle marque en Afrique du Sud le dernier jour du régime de l’apartheid, avant l’abolition des lois ségrégationnistes qui actaient la domination de la population blanche minoritaire. La date est aussi celle de l’anniversaire des émeutes de Soweto, une révolte d’écoliers réprimée dans le sang en 1976.

Le jeune garçon naît donc entre deux mondes, à la charnière entre le passé et l’avenir de son pays, au cœur des rêves d’une nation arc-en-ciel portés par la figure héroïque de Nelson Mandela. Le rugby est vite devenu une échappatoire pour le gamin vivant sur Mthembu Street, dans une maisonnette coupée en deux pour héberger plusieurs familles. Une habitation très simple, semblable à toutes celles de ce quartier pauvre construites sur un modèle identique, et où, la nuit venue, il dort sur des coussins à même le sol.

Dans la rue principale, des vendeurs ambulants poussent leur caddie empli de fruits ou de biscuits et klaxonnent pour attirer les clients, tandis que des femmes, le visage recouvert d’argile blanche pour se protéger du soleil et des fumées, ont monté des stands faits de bric et de broc pour proposer du ragoût ou des beignets. C’est derrière la grande porte en bois aux motifs géométriques qu’il a grandi, élevé par sa grand-mère Nolulamile. Elles sont nombreuses, ces « gogos », ces vieilles dames qui élèvent leurs petits-enfants à la place des parents absents. Dans le cas de Siya, « son père et sa mère étaient très jeunes quand ils l’ont eu », rapporte son oncle, Linda Ko-lisi, rencontré devant la maison familiale. « Et c’est pour cela que sa grand-mère a joué un rôle si vital pour lui », puis sa tante, après le décès de la vieille dame.

Des proches de Siya Kolisi devant sa maison d’enfance, Mthembu Street, à Zwide (à gauche Lungisa Madikane, ami d’enfance et à droite un cousin)
Des proches de Siya Kolisi devant sa maison d’enfance, Mthembu Street, à Zwide (à gauche Lungisa Madikane, ami d’enfance et à droite un cousin)

LE SPORT, POUR FUIR LA VIOLENCE, LES DROGUES ET LES VOYOUS

Le sport était aussi un « trompe-la-faim », pour oublier l’heure du dernier repas ou de l’en-cas fait d’eau sucrée. « Sa grand-mère serait morte de faim pour lui, et elle lui réservait toujours le peu qu’elle avait. Mais, s’il n’avait vraiment plus rien à manger, il venait me voir », se remémore Lungisa Madikane, un ami d’enfance qui habite le quartier. « On vient du même clan, Gqwashu. Alors, cela nous a rapprochés. Quand il avait besoin, j’en parlais à ma mère, et on allait acheter un peu de pain pour quelques centimes, là en bas, puis on allait le manger dans la petite cahute en tôle au fond de ma cour. C’est comme cela qu’on a grandi, en partageant. »

Ainsi qu’il le raconte dans son autobiographie, « Rise », le jeune garçon se sent parfois pris « d’étourdissement et de vertiges », avec les lèvres « sèches et craquelées », mais il se rend malgré tout sur les terrains pour s’occuper et fuir la violence, les drogues et les voyous tsotsis. Plutôt que le ballon rond, pourtant plus populaire dans les townships du pays, c’est le ballon ovale qui l’attire, et il se trouve une deuxième famille au sein des African Bombers, ainsi qu’un père de substitution en la personne d’Eric Songwiqi, entraîneur intransigeant et rigoureux.*Ce passionné, qui continue toujours à promouvoir  le rugby dans les quartiers défavorisés, conserve aujourd’hui beaucoup de fierté et d’affection pour le jeune garçon qu’il a repéré il y a près de vingt ans, lors d’un match « perdu 50-0 ! », se rappelle-t-il en s’esclaffant. Malgré le manque de carrure de Siya à l’époque, il le prend sous son aile et le fait scolariser au sein de l’école où il entraîne, voyant en lui « du talent brut, quelqu’un de petit mais robuste et vivace ». « Et surtout très discipliné, ce qui est le plus important pour moi. À voir son parcours, je pense que la discipline est à la base de tout. » « Coach Eric » se souvient d’avoir perçu chez « uSiya », comme il l’appelle en mêlant anglais et xhosa, les prédispositions d’un meneur : « À l’entraînement, il m’aidait, et, quand les autres gamins étaient turbulents, il leur parlait et les motivait. »

École primaire de Siya
École primaire de Siya

“UNE PERSONNALITÉ IMMENSE”

Chez les Bombers, on échange, après chaque match, les maillots poisseux de sueur entre équipes réserve et première, on se donne des surnoms – Shrek pour Siya – et on chante a cappella des airs d’« amagwijo » avant d’entrer sur le terrain – une habitude que le joueur n’a jamais perdue. « Les Bombers, c’était tout pour nous », souligne Mongezi Sokutu, qui a joué enfant avec le champion du monde. « On était des dizaines de gamins à venir tous les jours ; ils nous donnaient de la nourriture, nous gardaient sur le terrain, loin de la rue, et faisaient tout pour qu’on ait un futur. Siya, lui, affirmait déjà à l’époque qu’il jouerait un jour pour les Springboks ! »

 L’équipe joue toujours aujourd’hui, gérée par certains anciens coéquipiers de Siya.
 L’équipe joue toujours aujourd’hui, gérée par certains anciens coéquipiers de Siya.

Malgré les difficultés à rassembler des joueurs chaque week-end et l’abandon du stade de Dan Qeqe, tombé en décrépitude, l’équipe joue toujours aujourd’hui, gérée par certains anciens coéquipiers de Siya. « Il nous inspire, même en tant qu’adultes », reconnaît l’entraîneur Zola Coto, qui porte les Bombers à bout de bras. Alors que la société sud-africaine reste encore très divisée et se classe parmi les plus inégalitaires au monde, « il a su dépasser beaucoup de barrières, et il nous a montré que le rugby n’est pas destiné à un petit groupe de personnes, mais qu’il y a du talent jusque dans les townships et les villages. » Un exemple qui parle beaucoup aux jeunes, et notamment à Olwethu Kasibe, qui est, à 23 ans, capitaine de l’équipe locale féminine : « C’est à la fois très inspirant et intimidant de jouer dans la même équipe que lui. C’est une personnalité immense, et qu’il soit devenu capitaine est révolutionnaire, même si cela aurait dû arriver il y a bien longtemps. »  

2 : S’émanciper à Grey

Si le rugbyman a pu se hisser à ce niveau, c’est aussi grâce à une bourse qui lui a permis d’étudier dans l’un des meilleurs établissements du pays, inaccessible financièrement pour les populations des townships. Tout bascule lorsque, à 11 ans, il participe à un tournoi régional à Mossel Bay. Coach Eric s’était débrouillé pour le faire jouer alors qu’un certain « Monsieur H », comme on le surnommait, venait repérer de nouveaux espoirs.

Il s’agit en fait d’Andrewe Hayidakis, professeur au sein de la Grey Junior School : « C’est assez marrant, au début j’avais surtout l’œil sur Phaphama, un centre et un athlète incroyable, plus rapide que tout le monde, ainsi que sur Zolani, un pilier, un garçon très costaud. » Siya, dans l’équipe B, « était plus petit, un peu dégingandé, mais il avait ce talent remarquable d’être au bon endroit au bon moment, et de jouer avec une telle exubérance qu’on pouvait voir qu’il adorait ce jeu. Il ne pouvait pas se payer de short de rugby, alors il jouait dans cette espèce de short soyeux qu’on met pour la nuit », s’amuse le recruteur. C’est finalement l’entêtement d’Eric Songwiqi, « qui a imposé catégoriquement qu’on les prenne tous les trois, ou bien aucun », qui a poussé Andrewe Hayidakis à organiser trois bourses pour l’une des plus anciennes écoles pour garçons du pays.

Une autre vie y attend les trois adolescents, à seulement une vingtaine de minutes en voiture de Zwide, mais à des années-lumière de ce qu’ils ont connu jusqu’alors. Les rues de Port Elizabeth, avec leurs bâtiments de style victorien et Art nouveau, sont d’un calme absolu comparé aux ruelles animées de Zwide. À une poignée de kilomètres du port et de l’océan, une allée d’arbres mène vers les façades immaculées du collège-lycée de Grey, d’où se détache une tour-horloge. De chaque côté s’étendent des terrains de sport aux pelouses vert émeraude, et à l’intérieur se cachent des cours élégamment entretenues, avec sculptures, bassins et fleurs.

« TRIA JUNCTA IN UNO »

C’est ici qu’est formée la future élite du pays, en particulier en termes sportifs. Non seulement en rugby, mais aussi en cricket, water-polo ou encore aviron. « Pour eux, tout était différent », se souvient Siya Xego, un ancien camarade. « Notamment le fait d’être dans une salle de classe où les fenêtres étaient intactes, où chacun avait son propre bureau, où les terrains avaient de l’herbe. C’était un changement total pour eux et, même si le township n’était pas loin, la plupart des élèves blancs n’avaient aucune idée de la différence que cela représentait. » Dans les couloirs, les garçons saluent poliment leurs professeurs en respectant l’étiquette britannique, portant leur uniforme bleu au liseré azur impeccable, orné de l’écusson de l’école et de sa devise « Tria juncta in uno » (« Les trois joints en un », à savoir le corps, l’esprit et l’âme).

 Le stade principal de la Grey High School porte le nom de Siya Kolisi
 Le stade principal de la Grey High School porte le nom de Siya Kolisi

Désormais, le terrain de rugby principal a été renommé « Kolisi Field », et s’y entraîne ce matin l’équipe principale, en décrassage après les matchs du week-end. Il y a quinze ans, Siya était à leur place, rêvant, mangeant, dormant, vivant rugby, une faim insatiable et l’envie de faire ses preuves et de lancer sa carrière.$

Car le sport scolaire est pris très au sérieux dans le pays : les lycées prestigieux sont l’antichambre des équipes professionnelles, et lors de leurs dernières années, les élèves doivent gérer un programme intensif, ainsi que « la pression immense de la foule, alors que les jours de derby peuvent rassembler des milliers de personnes », explique Robbie Kemp-son, ancien Springbok et directeur du rugby à Grey High School. Côté scolaire, l’adaptation n’est pas évidente, et il faut se mettre douloureusement à l’anglais, alors que la vie de Zwide était rythmée par les sonorités et les clics de la langue xhosa. Mais la discipline et les valeurs de l’école semblent réussir au jeune homme, qui ne tarde pas à impressionner ses camarades. « Il était déjà très charismatique, et souvent au centre de l’attention », décrit Fenner Barnard, alors en charge de l’internat et du rugby à 7.

Une adaptation plutôt réussie, malgré le gouffre qui le séparait d’autres élèves, comme l’observait Andrewe Hayidakis : « Quand il n’y avait pas rugby les week-ends, on organisait pour eux un transport pour quitter l’internat et rentrer à la maison, mais, quand ils revenaient, le dimanche soir, je recevais un appel pour me dire qu’ils étaient affamés. Alors j’allais à la supérette du coin, leur acheter deux poulets rôtis et des petits pains, et ils dévoraient tout. » Et tout au long de son parcours, où qu’il se trouve, Siya Kolisi aura su se recréer des familles. « Il y avait toujours du monde auprès de lui, et des rires éclataient au moment du déjeuner », complète Fenner Barnard.

Physiquement, vers 16 ans, il grandit enfin, se déploie et révèle son potentiel. Le petit garçon qui n’a pas le corps qu’il faut pour jouer au rugby est vite oublié, et il se met à dominer le jeu. « Les gens venaient pour le voir ; il est devenu une force attractive sur le terrain », ajoute Andrewe. Mais pas question de rompre le lien avec le township et ses origines pour autant. Malgré l’interdiction de Grey de jouer en dehors des matchs de l’école, le jeune homme continue d’aller renforcer l’effectif des African Bombers tous les week-ends, comme s’en souvient Zola Coto : « Quand il venait, il jouait même pour la troisième équipe, puis l’équipe réserve, puis l’équipe principale. On lui disait de garder un peu d’énergie, mais il refusait. Et n’oubliez pas que, juste avant, il avait déjà joué les matchs de Grey ! Il était tellement énergique », quitte à se blesser, au grand dam de son école ultra-compétitive.

Malgré l’interdiction de le faire, Kolisi rejoignait les Africans Bombers où il retrouvait Mongezi Sokutu et Siyabonga Coto
Malgré l’interdiction de le faire, Kolisi rejoignait les Africans Bombers où il retrouvait Mongezi Sokutu et Siyabonga Coto
 Zola Coto, entraîneur des African Bombers et ancien joueur de l’équipe avec Siya Kolisi, montre ce qu’il reste du stade Dan Qeqe à Zwide, près de Port-Elizabeth
 Zola Coto, entraîneur des African Bombers et ancien joueur de l’équipe avec Siya Kolisi, montre ce qu’il reste du stade Dan Qeqe à Zwide, près de Port-Elizabeth

UNE QUÊTE POUR RECONSTITUER SA FAMILLE

Son histoire familiale continue aussi de le poursuivre, lorsque sa mère, Phakama, meurt à son tour, et son père n’est présent que de façon épisodique. « Un jour, en pleine période d’examens, tandis que je conduisais pour rentrer chez moi, je suis tombée sur lui dans la rue, dans son uniforme scolaire », raconte avec émotion Cindy Mphongoshe, son ancien professeur de xhosa. « Je me suis arrêtée pour lui demander ce qu’il faisait, et sa réponse m’a laissée sans voix : il m’a expliqué que sa mère avait eu une petite fille, mais il ne savait pas ce qu’elle était devenue, alors il allait voir ses voisins pour reconstituer son histoire. Il est si protecteur, attentionné et aimant, cette anecdote dit tout de lui. » Cette quête pour reconstituer sa famille, il ne l’abandonnera jamais. Bien des années plus tard, une fois sa carrière lancée, il adoptera son demi-frère et sa demi-sœur, bien plus jeunes que lui et passés de foyers en familles d’accueil. À Grey désormais, au détour d’un couloir, il est d’ailleurs possible de croiser Liyema, qui étudie ici, sur les traces de son grand frère.

3 : S’épanouir en vert et or

Au sortir du lycée, Siya Kolisi est transformé. Star de son école, il focalise l’attention lors de la Craven Week, tournoi qui oppose les moins de 18 ans et qui attire les futurs recruteurs. Le jeune homme signe finalement pour la Western Province en 2010 et commence une nouvelle vie dans la ville du Cap. Devenu « The Bear », l’ours, il gagne rapidement sa place au sein des Stormers et parvient à percer tout en gardant un lien fort avec ses racines, puisqu’il part dans les montagnes accomplir le rite de circoncision de son ethnie.

En 2013, il est finalement appelé à devenir un Springbok, le 851e : sa carrure et ses placages destructeurs s’adaptent parfaitement au jeu très physique de l’équipe sud-africaine. Il est directement sacré homme du match lors de sa première apparition lors d’une rencontre-test contre l’Écosse. Un parcours qui n’est cependant pas un long fleuve tranquille, puisque le jeune professionnel raconte sans concession, dans son autobiographie, ses errements en début de carrière et son addiction à l’alcool. « La trajectoire de ma vie prenait un mauvais tour », explique-t-il en détaillant les tensions avec sa femme, Rachel. « Je buvais énormément, puis je ne me souvenais plus de ce qui s’était passé la veille. […] Et c’était exactement comme ça qu’était aussi mon père avant moi. »

Dans ses confessions, Siya Kolisi n’hésite pas au passage à égratigner son image et ne cache pas ses démons et ses pleurs, loin du héros masculin sans failles. C’est finalement au travers de la religion qu’il change son mode de vie, après un baptême organisé par une Église évangélique, et sa foi joue dorénavant un rôle très important dans sa vie et celle de sa famille, alors qu’il est devenu père de deux enfants, issus d’un mariage interracial. Dans son entourage, ses anciens proches ne connaissent pas non plus que des successstories. Phaphama et Zolani, qui ont bénéficié de la même bourse, n’ont jamais pu percer dans le monde du rugby.

CAPITAINE, UNE RESPONSABILITÉ GIGANTESQUE

Son héros de Zwide, l’international Solly Tyibilika, est tué par balles dans la banlieue du Cap en 2011. Quant à son ami et ancien capitaine au sein de Grey, Siya Mangaliso, banni pour plusieurs années pour dopage, il meurt brutalement en 2021. De quoi ébranler le jeune joueur, lui rappelant que la violence qu’il a connue dans le township n’est jamais très loin, mais Siya Kolisi est de son côté parvenu à poursuivre son ascension, se faisant une place dans le cœur des Sud-Africains. Jusqu’à ce jour de mai 2018 où le coach des Springboks Rassie Erasmus a pris cette décision inédite : le troisième ligne sera capitaine pour une série de test-matchs contre l’Angleterre. L’équipe n’avait jamais connu un rugbyman noir à ce poste en quelque cent vingt-sept ans – Chiliboy Ralepelle avait certes ouvert la voie en devenant capitaine éphémère en 2009, mais jamais lors d’un match officiel, et son parcours moins glorieux, entaché par le dopage, ne sera pas resté dans les mémoires.

Cette décision est donc une révolution dans le monde de l’ovalie sud-africain et une responsabilité gigantesque sur les épaules du joueur des Stormers. « Ce garçon, c’est le nôtre, il nous représente tous. Siya est notre petit-fils, notre fils, notre neveu, notre jeune frère », s’époumone de sa voix explosive et chantante Kaunda Ntunja, le commentateur en xhosa sur la chaîne SuperSport, lors de la première entrée du capitaine sur le terrain, toujours dans cette enceinte décidément sacrée d’Ellis Park.

Les commentaires ne tardent évidemment pas à fuser autour d’une possible nomination politique, alors que la question des quotas ethniques reste brûlante en Afrique du Sud. Mais les doutes sont vite balayés. « Il n’était pas là juste à cause de quotas, il méritait d’être dans l’équipe, pour ses qualités de joueur », explique Jonty Winch, auteur d’un ouvrage sur l’histoire du rugby dans le pays. « Il était respecté et capable de se mélanger avec les vigoureux sportifs blancs. » Et preuve ultime que chaque joueur noir ou métis a bien sa place au sein des vert et or : alors que l’équipe nationale était, ces dernières années, moribonde, voilà qu’en 2019 elle arrache en finale la Coupe du monde à l’Angleterre, favorite, et ouvre définitivement une nouvelle page pour le rugby sud-africain. « Cette période, c’était tellement d’émotion ! Je n’arrêtais pas de pleurer, pleurer… » sourit Siya Xego. « Quand il a franchi les portes du terminal de l’aéroport d’OR Tambo, on savait qu’il ne nous appartenait plus, mais qu’il appartenait à la nation tout entière. En levant le trophée Webb Ellis, il était devenu le symbole du changement. Les enfants peuvent maintenant afficher chez eux un poster d’un capitaine noir. »

Pour autant, cette victoire, aussi belle soit-elle, n’efface pas tous les maux du passé, tout comme 1995 n’aura pas su créer d’un coup de baguette magique une nation entièrement unie autour de Mandela. Pour François Cleophas, spécialiste de l’histoire du sport au sein de l’université de Stellenbosch, le monde de l’ovalie est encore bien trop élitiste et inégalitaire dans le pays : « Vous avez ces écoles privées, aux frais de scolarité énormes, et seuls les enfants noirs qui ont les moyens ou bien ceux qui bénéficient de programmes boursiers, comme Siya Kolisi, peuvent aller dans ces anciennes institutions pour Blancs. Mais si vous venez d’une école de township, où il n’y a ni infrastructure ni encadrement, vous n’aurez aucune chance d’atteindre le niveau requis pour devenir un Springbok. Voilà ce que cache ce mythe de la nation arc-en-ciel aujourd’hui. »

Siya Kolisi, debout sur le bus qui sillonne les rues de Durban, le 8 novembre 2019, pour la parade des champions du monde Archives AFP

ENGAGEMENTS

« Dans un sens, je suis fatigué d’être célébré parce que j’ai souffert et je m’en suis quand même sorti » ajoute Siya dans « Rise ». « Tous ces types de récits, le mien inclus, sont à double tranchant : d’un côté, cela montre qu’on n’est pas obligé de rester à la même place toute sa vie, mais, d’un autre, un enfant ne devrait pas être autorisé à sortir de la pauvreté uniquement s’il a un talent exceptionnel ou énormément de chance. »

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il veut se saisir de toutes les occasions qui se présentent tant qu’il est célèbre pour changer les choses à son niveau. Il a notamment signé avec l’agence Roc Nation Sports du rappeur Jay-Z pour donner plus d’envergure à son image et a également lancé sa propre fondation avec sa femme, Rachel. L’organisme est déjà venu en aide aux populations vulnérables durant la pandémie, et s’emploie aussi à combattre les violences faites aux femmes, un combat cher au rugbyman puisque sa mère en a elle-même été victime.

Cet article a été publié initialement sur sudouest.fr